II

Le matin du 15 juin, Burckhardt s’éveilla en hurlant.

C’était le rêve le plus réaliste qu’il eût jamais eu. Il entendait encore la déflagration, il sentait le souffle qui l’écrasait contre un mur. Il ne lui sembla pas normal de se retrouver assis sur son lit dans la chambre parfaitement en ordre.

Sa femme monta l’escalier.

« Chéri ! s’écria-t-elle, que se passe-t-il ?

— Rien, un mauvais rêve », murmura-t-il.

Elle se détendit, la main sur le cœur. Avec humeur, elle commença :

« Tu m’as causé un tel choc. »

Elle fut interrompue par un vacarme qui venait du dehors. On entendait un mugissement de sirènes et une sonnerie de cloches. Un bruit tonitruant.

Le cœur battant, les Burckhardt se regardèrent puis se précipitèrent à la fenêtre.

Dans la rue, il n’y avait aucune motopompe, mais simplement une camionnette qui roulait lentement. Des haut-parleurs étaient disposés en couronne sur le toit du véhicule. De là sortait le mugissement des sirènes de plus en plus assourdissantes, mêlé au sourd roulement de lourdes machines et à des sons de cloches. C’était un disque reproduisant à la perfection l’arrivée des pompes à incendie sur les lieux d’un sinistre de première importance. Stupéfait, Burckhard s’exclama : « Mais, Mary, c’est illégal ! Tu sais ce qu’ils sont en train de faire ? Ils font passer des disques enregistrés lors d’un incendie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est peut-être une blague, lui dit sa femme.

— Une blague ? Eveiller tout le voisinage à six heures du matin ? La police sera ici avant dix minutes. Tu vas voir. »

Mais la police ne vint pas. Les blagueurs, quels qu’ils fussent, avaient vraisemblablement l’autorisation de se livrer à leurs facéties.

La voiture s’immobilisa au milieu de la rue et le silence régna pendant quelques minutes. Puis les haut-parleurs émirent quelques craquements ; une voix puissante entonna : « Congélateurs Feckle ! Congélateurs Feckle ! Il faut avoir un Congélateur Feckle ! Feckle, Feckle, Feckle, Feckle, Feckle, Feckle. »

Sans arrêt. Des visages apparaissaient à toutes les fenêtres. La voix était devenue assourdissante.

Par-dessus le vacarme, Burckhardt cria à sa femme :

« Qu’est-ce que c’est que ça, le congélateur Feckle ? » Mary n’en savait rien et répondit : « Une nouvelle marque, je suppose ! » Soudain, le bruit s’arrêta net. La camionnette ne bougeait pas. Dans l’aube encore brumeuse, les rayons du soleil se glissaient à l’horizontale au-dessus des toits.

Impossible d’imaginer qu’un instant plus tôt la rue silencieuse retentissait du nom d’un congélateur !

« Idiote, cette publicité, s’écria Burckhardt furieux. Il ne me reste plus qu’à m’habiller. Ma nuit est… »

Quand le vacarme recommença, cela lui fit l’effet d’un coup violent sur les oreilles. Une voix dure et mordante, plus sonore que les trompettes du Jugement, retentit :

« Vous avez un congélateur ? C’est de la camelote ! Si ce n’est pas un congélateur Feckle, c’est de la camelote ! Si c’est un Feckle de l’année dernière, c’est de la camelote ! Ce qu’il vous faut, c’est un Feckle de cette année. Les congélateurs Ajax, qui est-ce qui les achète ? Les tantouzes ! Les congélateurs Triplefroid, qui est-ce qui les achète ? Les cocos ! Les congélateurs qui ne sont pas des Feckle de cette année sont tous de la camelote ! Vous êtes prévenus. Allez tout de suite acheter un congélateur Feckle ! Vite ! Feckle ! Vite ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! »

La voix enfin se tut. Burckhardt ravala sa salive et dit à sa femme :

« Nous ferions peut-être mieux d’appeler la police… »

C’est alors que les haut-parleurs s’animèrent de nouveau.

Il fut pris par surprise. L’effet était délibéré. La voix hurla :

« Feckle ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! Feckle ! Les congélateurs à bas prix gâchent vos aliments. Vous allez tomber malade et vomir… Vous allez tomber malade et mourir… Quand vous sortez de la viande de votre congélateur, il arrive qu’elle soit pourrie. Alors, achetez Feckle, Feckle, Feckle… Vous ne voulez pas manger des aliments qui puent ? Non, alors réfléchissez et achetez Feckle, Feckle, Feckle… »

C’en était trop. Les doigts tremblants, Burckhardt parvint à former le numéro du poste de police voisin. Occupé ! De toute évidence, il n’était pas le seul à avoir eu cette idée. Tandis qu’il formait le numéro pour la seconde fois, le bruit cessa.

Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La camionnette avait disparu.

 

Burckhardt desserra sa cravate et commanda un second Frosty Flip. Si seulement, il n’avait pas fait si chaud au café Cristal ! On avait repeint les murs en rouge écarlate et en jaune citron. L’effet était déjà pénible mais, en plus, le préposé au chauffage devait croire qu’on était en janvier et non en juin. La température était suffocante, au moins dix degrés de plus qu’à l’extérieur.

Il avala son verre en deux lampées. Cet apéritif dont, la veille encore, il ignorait le nom, avait un goût curieux mais nullement désagréable. En tout cas, comme le lui avait dit le garçon, c’était rafraîchissant. Il se promit d’en acheter quelques bouteilles. Cela plairait peut-être à Mary : elle aimait essayer ce qui était nouveau.

Il aperçut une jeune femme qui traversait le restaurant en se dirigeant vers lui. Il se leva d’un air embarrassé : c’était bien la plus belle fille qu’il eût jamais vue à Tylerton. Elle lui arrivait au menton, elle avait des cheveux d’un blond mordoré et des formes… bien à elle. Sans le moindre doute, elle ne portait rien sous sa robe collante. Il eut l’impression de rougir quand elle lui adressa la parole.

« Mr. Burckhardt ? »

Il entendait dans sa voix comme l’appel lointain d’un tam-tam…

« C’est très gentil de bien vouloir m’écouter après une pareille aubade. »

Il toussota.

« Mais pas du tout. Asseyez-vous donc, mademoiselle.

— Je m’appelle April Horn, murmura-t-elle en s’installant près de lui et non sur le siège qu’il lui désignait, de l’autre côté de la table. Appelez-moi April, voulez-vous ? »

Elle aime les parfums violents, pensa Burckhardt, dont les facultés mentales étaient pourtant bien amoindries. C’était déloyal de se servir d’un parfum en plus de ses avantages naturels… Il finit par reprendre ses esprits et comprit trop tard qu’on avait commandé deux tournedos Rossini au garçon de restaurant.

« Hé ! là-bas ! lança-t-il.

— Je vous en prie, Mr. Burckhardt. » Pressant son épaule contre la sienne, elle le regardait, l’haleine chaude, avec tendresse et sollicitude.

« Tout ceci est aux frais de la Société Feckle . Je vous en prie, laissez-moi faire. C’est le moins qu’ils puissent faire pour vous. »

Il sentit qu’elle glissait quelque chose dans sa poche.

« C’est pour le repas, murmura-t-elle d’une voix de conspiratrice. Ne refusez pas. Je préfère que vous payiez vous-même le garçon. Sur ce chapitre, j’ai des idées un peu démodées. »

Elle souriait d’un air charmeur et, prenant le ton de la femme d’affaires, elle insista :

« Il faut accepter. Feckle s’en tire à bon compte. Vous pourriez les poursuivre en dommages et intérêts jusqu’à leur dernier sou, pour avoir ainsi troublé votre sommeil. »

Etourdi par ce numéro, comme s’il venait de voir un prestidigitateur faire disparaître un lapin dans un haut-de-forme, il lui répondit :

« Ce n’était pas si terrible. Tout juste un peu bruyant… April. »

Ses yeux bleus s’agrandirent, admiratifs. « Oh ! Mr. Burckhardt, j’étais sûre que vous comprendriez. C’est un congélateur si merveilleux que certains de nos employés prennent des initiatives intempestives. Dès que la Direction a appris ce qui s’était passé, on a envoyé des représentants faire des excuses dans toutes les maisons de la rue. Votre femme nous a dit où nous pouvions vous joindre par téléphone. Je suis si heureuse que vous ayez accepté de déjeuner avec moi. Cela me permet de m’excuser. Très franchement, Mr. Burckhardt, c’est un magnifique réfrigérateur. Je ne devrais pas vous le dire, murmura-t-elle en baissant les yeux, mais je ferais pratiquement n’importe quoi pour les congélateurs Feckle. C’est plus qu’un emploi pour moi. » Elle releva les yeux. Elle était adorable. « Je suis sûre que vous me trouvez sotte, n’est-ce pas ? » Burckhardt toussota.

« Je vois, vous êtes indulgent ! Ne vous croyez pas obligé d’être poli, vous devez penser que tout cela est stupide. Mais vous changeriez d’avis si vous connaissiez mieux le Feckle… Attendez, je vais vous donner la brochure… »

Quand Burckhardt arriva à son bureau, il avait une heure de retard. Ce n’était pas seulement la faute de la fille. Il avait rencontré un petit homme du nom de Swanson, qu’il connaissait à peine, mais qui l’avait arrêté d’un air désespéré dans la rue et l’avait quitté sans rien lui dire.

Cela n’avait guère d’importance. Pour la première fois depuis que Burckhardt travaillait pour la Contre, Barth s’était absenté toute la journée, laissant à Burckhardt le soin de remplir les feuilles d’impôt trimestrielles.

Ce qui importait, c’est qu’il avait signé un bon de commande pour un congélateur Feckle de 350 litres, modèle vertical, à dégivrage automatique, prix 625 dollars, mais avec une remise de 10 pour 100 « à cause de cette affreuse histoire de ce matin, Mr. Burckhardt », avait dit April.

Il ne savait pas trop comment expliquer cet achat à sa femme.

Il n’aurait pas dû s’inquiéter. À peine entré, sa femme lui disait :

« Je me demande si nous ne pourrions pas nous offrir un nouveau congélateur, mon chéri. Un homme est venu s’excuser pour tout ce bruit ; nous nous sommes mis à bavarder, et… »

Elle avait elle aussi signé un bon de commande.

Fichue journée, pensa Burckhardt, en allant se mettre au lit. Pourtant la journée n’avait pas fini de le surprendre. En haut de l’escalier, le ressort usé du commutateur refusa de fonctionner. Il s’énerva et ne réussit qu’à provoquer un court-circuit. Toutes les lumières de la maison s’éteignirent.

« Les plombs ? demanda sa femme d’une voix ensommeillée. Cela peut attendre jusqu’à demain matin. »

Burckhardt fit non de la tête :

« Va te coucher. Je te rejoins dans un instant. »

Il n’avait pas tellement envie de remplacer le fusible, mais il se sentait trop agité pour dormir. Avec le tournevis, il démonta le commutateur défectueux, se rendit à tâtons dans la cuisine, trouva une lampe de poche et descendit à la cave. Il prit un fusible et, après avoir déplacé une malle, il grimpa dessus pour atteindre la boîte à fusibles. Il changea le plomb et entendit alors le bourdonnement régulier du réfrigérateur, au-dessus, dans la cuisine.

Burckhardt se dirigeait vers l’escalier quand, soudain, il s’immobilisa.

A l’endroit où se trouvait primitivement la vieille malle, le sol de la cave brillait étrangement. Il l’examina dans le faisceau de sa lampe. C’était du métal.

« Sacré… », s’écria-t-il. Il ne pouvait en croire ses yeux. Il regarda de plus près, gratta du bout de l’ongle les bords de la plaque métallique. Les bords étaient coupants ; il se blessa au pouce.

Le sol de la cave n’était cimenté que sur une mince épaisseur. Il prit un marteau et la fit sauter en une douzaine d’endroits.

Partout c’était du métal.

Toute la cave n’était qu’une boîte de cuivre. Même les murs de parpaings n’étaient qu’un trompe-l’œil dissimulant des parois métalliques.

Ahuri, il s’attaqua à l’une des poutres de soutènement. En tout cas, celle-ci était bien en bois. Et le verre des vitres était du verre.

Il lécha le sang qui coulait sur son pouce et donna un coup de marteau sur la première marche de l’escalier. C’était bien du bois. Puis il s’attaqua aux briques sous la chaudière : c’était bien des briques. Mais les murs et le sol étaient en cuivre.

On eût dit que quelqu’un avait renforcé la maison avec une armature métallique puis s’était donné beaucoup de mal pour dissimuler l’opération.

Sa stupéfaction atteignit son comble quand il eut l’idée d’aller regarder sous la coque d’une barque qui occupait tout le fond de la cave. C’était un souvenir d’une période de bricolage, deux ans auparavant. De l’extérieur, la coque renversée paraissait tout à fait normale. Mais, à l’intérieur, à la place des bancs, des coffres et des plats-bords, il n’y avait qu’un enchevêtrement de couples grossièrement menuisés.

« Mais, cette barque, je l’avais terminée ! » s’écria Burckhardt.

Il s’appuya contre la coque. La tête lui tournait. Il s’efforçait de comprendre. Cela dépassait l’entendement : quelqu’un avait pris sa barque, sa cave et peut-être même toute sa maison et avait reconstitué le tout en toc, avec une incroyable habileté.

Il promena le faisceau de sa lampe sur les murs de la cave et murmura :

« C’est complètement idiot ! À quoi joue-t-on ici ? »

Sa raison ne lui fournit pas de réponse. Pendant de longues minutes, Burckhardt se demanda s’il ne devenait pas fou.

Il regarda une seconde fois sous le bateau, espérant que son imagination lui avait joué un mauvais tour. Mais non, les couples grossièrement travaillés n’avaient pas changé d’aspect. Il s’allongea sous la coque pour mieux voir et, incrédule, tâta le bois rugueux. Invraisemblable !

Il éteignit sa lampe et voulut s’extraire de dessous la barque. Il n’y parvint pas. Il se sentit soudain envahi par une fatigue profonde.

Il perdit conscience. Ce fut pénible, comme si on la lui retirait de force. Guy Burckhardt s’endormit.

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